Mettre en Scène pour le jeune public
MANIP
N° 16 – Octobre Novembre Décembre 2008
… et si on reparlait du jeune public ?
L’inquiétude est toujours latente de se voir, en tant que marionnettiste, cantonné au jeune public. Comme si les enfants étaient plus bêtes que les adultes. Comme si ceux qui se consacrent à ce théâtre étaient plus bêtes que ceux qui oeuvrent pour les adultes. Finalement, les motifs de cette inquiétude sont offensants. Mais pour qui ? Pour les enfants, pour les artistes ou pour les adultes ?
Un certain théâtre
J’ai développé le théâtre de marionnettes au sein de ma Compagnie et depuis vingt ans, le théâtre de marionnettes me plaît avant tout. C’est un art qui bouleverse les rapports ordinaires au théâtre. L’interprète se trouve dans une posture particulière ; il doit, comme le décorateur, s’approprier et maîtriser un espace ambigu ; le constructeur est tenu de composer avec les matériaux et l’auteur d’admettre le silence et l’action ; le metteur en scène de mettre en scène les « metteurs en scène de personnages »… Quant au public, il est sollicité de bien autre façon. J’ai été amené à jouer pour les enfants à une époque où le théâtre de marionnettes était économiquement voué aux enfants (cela est en train de changer aujourd’hui). Je me suis toujours étonné d’un phénomène constant : comment se fait-il qu’un théâtre si peu réaliste, si proche de l’abstrait, reste en connivence étroite avec les enfants-spectateurs ? Quels sont les ressorts de cette empathie immédiate, jubilatoire ? Alors, dans le cadre de mon métier, je me suis intéressé aux enfants-spectateurs, à la vivacité de leur perception, à leur intelligence.
Les enfants
Quelle est, dans ma pratique artistique, la relation fondamentale entre le théâtre de marionnettes et l’enfance ?
Il est délicat d’envisager l’âge du public avant la création d’un spectacle. Aussi, l’ordre des stades du développement de l’enfant me paraît un repère (voir note 1). Son évocation en relation avec la pratique du théâtre de marionnettes me semble significative. En voici, brièvement esquissée, une lecture concordante : pour les plus jeunes, la perception de l’existence d’un objet, ses mouvements et ses déplacements, ses apparitions et disparitions ; par conséquent les notions naissantes de l’organisation de l’espace priment. En substituant le mot « marionnette » à celui « d’objet » (encore que le théâtre d’objets existe bel et bien) nous sommes de plain-pied dans l’instrument merveilleux qu’est le « Guignol»(voir note 2), avec ses jeux de coulisses, ses rideaux tremblants, ses surgissements intempestifs, ses espaces renouvelés à volonté. À partir de six ans, la vision globale, la construction par analogies et l’animisme sont les bases communes au développement de l’enfant et au jeu du théâtre de marionnettes. En effet, un marionnettiste ne joue pas qu’un seul personnage, mais il anime un monde : la lune et l’amandier, l’ombre et le prince, l’horloge et les chiens… Les objets scéniques se définissent avant tout par leur usage, par leur action. Et acteurs et spectateurs prêtent vie à tout. La marionnette agit puissamment sur la zone trouble entre le vivant et l’inerte (un corps physique ne dispose que du mouvement qu’il a reçu ; un être vivant crée du mouvement). La marionnette est bien un objet immobile que l’on fait mine de considérer comme « Être » quand on l’anime.
L’image dans les nuages
Ces quelques coïncidences mettent en lumière la différence entre la pensée adulte fondée sur la logique, et la pensée enfantine où domine l’analogie. Le théâtre de marionnettes participant nettement de la seconde, demande à l’adulte-spectateur une aptitude particulière, souvent inconsciente : user d’une pensée créative. Abattre un temps les garde-fous de la logique et accueillir en lui l’animisme et la modélisation intuitive du monde, y compris celle de l’espace et du temps. Bref, favoriser une pensée poétique. Cela revient à dire que je réalise des spectacles pour les enfants afin que les adultes spectateurs revivent une pensée essentielle, en rien inférieure, la pensée que requérait peut-être leur propre enfance.
Une lecture harmonique du théâtre
Il me semble de ce fait que la création de spectacles de marionnettes à destination des adultes ne peut se passer de l’étude de la perception enfantine, ni de la connaissance du théâtre pour les enfants. Occulter cette parenté serait à terme dommageable aux marionnettistes. Comment pourrait-on progresser en se coupant de ses sources vives ? Certes, le théâtre de marionnettes a besoin de reconnaissance pour exister (voir note 3), et pour cela de convaincre les artistes, les parents, les enseignants, les accompagnateurs, les décideurs trop enclins aux préjugés que rencontre cet art. Mais je suis convaincu que cette reconnaissance se bâtira sur les apports du théâtre adressé aux jeunes spectateurs, du point de vue artistique, historique, social et peut-être politique.
Le charisme du théâtre
Le plaisir lié à la marionnette pourrait laisser entendre qu’il s’agit d’une simple passion dilettante. Or, c’est un art intérieur, qui brûle d’un feu alimenté par le souvenir du rêve.
« C’est par les rêves que l’humanité forme malgré tout un bloc, une unité d’où l’on ne peut s’évader. Le juge se retrouve dans l’assassin, le sage dans le fou… non pour s’être bien observés l’un l’autre mais pour avoir été tous dormeurs »(voir note 4) . L’organisation sociale des premiers hommes est apparue pour survivre aux prédateurs qui pouvaient les attaquer pendant leur sommeil. Il fallait alors des veilleurs de confiance pour s’abandonner aux songes. Ces sentinelles ont pu ériger des semblables fictifs, fantastiques, issus de leurs nuits. Des épouvantails, des sculptures effrayantes, des effigies qu’il a fallu peindre et attifer, des statues animées par le vent ou le courant d’une rivière pour préserver le rêve réparateur des corps. Cette filiation de la marionnette au rêve et à la peur interroge le présent. Aujourd’hui, est-il encore un rêve possible pour des hommes creusés de l’intérieur et remplis des rogatons du déballage de la consommation ? La misère imaginaire s’ignore, mais elle existe. De quelles peurs nos marionnettes contemporaines veulent-elles être les boucliers médusants ? Le théâtre a plus que jamais des raisons d’exister. De plus, le théâtre de marionnettes laisse rêveur…
Pierre Blaise
(Texte rédigé en préparation au débat qui s’est déroulé lors de la Biennale Internationale du Théâtre Jeune Public de Lyon en 2007. La question était délicate : « Pourquoi mettez-vous en scène du théâtre pour les jeunes spectateurs ? ». Le contexte était celui du « théâtre tout court ».)
1 Décrit par Piaget.
2 Nous sommes réunis à Lyon. Pour beaucoup de gens, « Guignol » définit joyeusement la marionnette à gaine. Par ailleurs, notre récente mise en scène de « Cailloux » se fonde sur ces procédés scéniques, dans une tentative de simplification extrême.
3 Et, pour ce qui est de la reconnaissance artistique ou institutionnelle, il vaut mieux ne pas choisir le secteur du théâtre des enfants.
4 Henri Michaux « Façons d’endormi, façons d’éveillé ».