Parutions

Une Pensée Itinérante

CASSANDRE N°69
Avril 2007
Poupées et objets. Qui manipule qui ?

Les marionnettistes ont leurs figures de proue qui sont autant d’arbres qui en cachent d’autres. Il en est un dont la relative visibilité médiatique est inversement proportionnelle au talent et à la densité de réflexion : Pierre Blaise, fondateur et directeur artistique du Théâtre sans toit.

Pierre Blaise crée Le Théâtre sans toit en 1977, en sortant de « chez Dullin » où il a croisé la route de Christian Dente et son enseignement d’improvisation et de dramaturgie ainsi que celle du Théâtre de la mie de pain qui s’attache à l’usage artistique de l’espace public. Son désir est d’« aller se faire voir dans la rue afin de se frotter à un exercice de départ, sans avoir à franchir les étapes de la reconnaissance institutionnelle ».

« On s’aperçoit, dit-il, de la résonance sociale de ce que l’on fait au fur et à mesure, et l’on prend conscience de jouer au milieu d’un passage, un espace-temps où les gens se croisent. » Pas de lyrisme, donc. Mais pour « attiser la curiosité avant d’espérer capter l’attention », il fallait trouver un stratagème. Masques et marionnettes se sont imposés comme les plus à même de remplir la tâche par « leur faculté inouïe à permettre d’entrer dans un discours qui laisse la faculté d’imagination ». Cette conception a été rendue possible grâce à sa rencontre avec Li Tien Lu, maître de marionnettes. « La marionnette est quelque chose d’incroyable : imagine qu’elle soit constituée de miroirs. Que vois-tu ? Une partie de toi (manipulateur) et une facette de ceux qui sont devant toi (mais une partie seulement). Elle t’invite à une vision stroboscopique du monde. » Les années passent, les pairs saluent le travail et la compagnie se professionnalise en 1984. Entendez « est accueillie sous le toit des théâtres en dur ». Ce mouvement est emblématique de nombre de courants nés dans les années soixante-dix : pensons aux saltimbanques des Manches à balais, à ceux du Puits aux images ou du Baron Aligre qui, au cours des années quatre-vingt, deviendront respectivement le Cirque Plume, le Cirque baroque et le Théâtre équestre Zingaro, sous un nouveau nom mais aussi avec une toile ou un toit pour recouvrir leurs têtes.

Un travail de recherche multidirectionnel

Cela a-t-il changé la façon de travailler de l’équipe ? Pas réellement, car les valeurs de la compagnie semblent inaltérables. Sa recherche s’est affinée et n’a fait que se renforcer avec l’expérience : une réflexion spécifique sur l’adresse au jeune public, un travail artistique fondé sur la rencontre et quelques thèmes qui jalonnent le répertoire de la compagnie. Le travail autour des jeunes publics aide à comprendre l’état d’esprit des compagnons. « Le théâtre pour enfants met l’accent sur le public.

La définition du public prend le pas sur la sacro-sainte notion d’art. L’intelligence et la résistance aux influences extérieures sont nécessaires à l’exercice d’un métier qui, par ailleurs, brille en société. Ici, une remise incessante de l’ouvrage sur le métier. Rien n’est jamais acquis, ni par notoriété ni par réputation, devant un public turbulent, peu soucieux des bienséances ». Pour autant, « le problème de l’enfance est délicat pour le marionnettiste ». Il pose la question de « la densité suffisante pour être force d’évocation pour les enfants aussi bien que pour les adultes : ce que la poésie parvient remarquablement à faire ». Sa solution ? S’adresser aux adultes dès le stade de l’écriture, ce qui attire l’attention puis l’intérêt des enfants, alors symboliquement grandis. La marionnette comme miroir permettant la « rencontre entre des gens », voilà l’un des leitmotive de la compagnie. Le travail de création est conçu comme le fait de « rassembler des savoirs et des techniques pour aller au-delà des connaissances que ces savoirs supposent ». « Il s’agit de faire le choix de la non-ressemblance tout en créant des possibilités de projection, d’imagination. »

Pour Pierre Blaise, le terme « marionnette » désigne non seulement l’objet manipulé mais l’ensemble du dispositif. Cette définition lui a permis d’approfondir sa recherche et de considérer comme égal l’apport de chaque membre de la compagnie aux opérations qui président à la création d’un spectacle. Sa démarche consiste à bâtir une proposition autonome possédant sa complexité propre, ce que les gens du sérail appellent « l’ensecret » (le fait que tout ne soit pas visible).

Cette complexité agrège plusieurs signes : l’espace-temps de la marionnette (ce qui est vu par le public) et ce que Blaise nomme de façon éloquente « la danse-enclose » (l’espace et l’usage qui en est fait par les manipulateurs). Ces différents éléments doivent être agencés pour créer un « effet paratonnerre » : offrir la possibilité de rencontres entre les gens autour de conversations qui dépasseront le sujet du spectacle. Telle est la particularité du Théâtre sans toit : une ambition servie à la fois par une démarche artisanale et par une réflexion sur la matière à partir de laquelle travaillent les « faiseurs » du spectacle. Depuis trente ans, la compagnie aborde particulièrement deux thématiques qu’elle investit de multiples manières : la nudité – comme marqueur social et psychologique – et le temps : ce qui le fait sentir et ressentir, ce qui le fait exister et peser – comme dans sa dernière création, Cailloux. En ce qui concerne la nudité, entendue comme métaphore sociale, la chose est connue, même si comprendre son traitement nécessite d’aller voir ses spectacles. La question du temps mérite que l’on s’y arrête. Pierre Blaise considère que le temps accepté par le spectateur est court pour deux raisons : la marionnette ne l’illusionne jamais (il consent à l’être) et, l’accent étant mis sur le discours, cela nécessite une attention de plus en plus difficile à tenir dans la société du zapping. La marionnette réagit à cela en empruntant à la séduction imagée, plus que ne le fait le théâtre. Ne risque-t-elle pas de perdre sur le terrain de la sensibilité en acceptant le jeu imposé par la société de l’image ? De la question du temps naît une série d’interrogations qui mettent l’artiste en prise directe avec cette réalité.

Pour y répondre, Le Théâtre sans toit n’utilise pas d’objets modernes (ceux « déjà vus à la télé ») « pour éviter d’être piégés ou enfermés par leurs connotations des usages sociaux ». Ce choix est d’autant plus affirmé que « le travers de trop de marionnettistes consiste à succomber au règne de l’image »[…]

Jérôme Robert