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LES LETTRES FRANÇAISES
N° 62 – 5 Septembre 2009 (supplément à l’Humanité)
Marionnettes

Le monde renversé

Vous êtes devenu présent aux choses du monde extérieur. Vous êtes devenu important pour elles. Elles ne vivraient pas sans vous. Vous êtes marionnettiste.

L’animation

Un enfant voit bouger une branche. C’est le vent, ou un animal qui se sauve. En tout cas, c’est une trouvaille qui interpelle l’enfant. Il joue avec la branche. La branche devient jouet, et le jouet transforme l’enfant. Une épée imaginaire le fait chevalier. Un oiseau imaginaire le fait vent.

À toutes fins utiles

Pour l’adulte ce jeu s’est éteint. Peu à peu les objets ne sont devenus que des objets utiles. Pratiques, agréables ou pénibles, les objets servent uniquement à ses fins. Des artistes toutefois ressentent l’impérieuse nécessité de souffler encore sur les braises de l’imagination. Ils ont amené des fagots de branchage sur les théâtres. Ils ont réappris à jouer.

Jouer

Si la branche-jouet s’anime sur la scène d’un théâtre le spectateur reconnaît son propre jeu perdu. Et il admet et apprécie l’action qui lui est présentée par ce truchement, et par l’intermédiaire d’un acteur. Il connaît d’instinct cette façon de jouer. Il en goûtera les variations. Il y a autant de façons de jouer qu’il y a de joueurs. Par exemple, au théâtre, l’acteur peut être comédien ou encore il peut être marionnettiste. Le comédien fera de la branche une épée, le marionnettiste en fera un oiseau. Et si le marionnettiste, de par son jeu distant avec les objets, évoque l’état de jeu enfantin, le comédien ne révoque pas moins.

Marelle

Comparons succinctement le théâtre et le théâtre de marionnettes. Par digression, en allant au-delà des similitudes immédiates se dessineront peut–être des nuances spécifiques à l’interprète.

Les indispensables

L’acteur est indispensable au théâtre. Le marionnettiste l’est au théâtre de marionnettes. Au fond, qu’est–ce qui différencie le théâtre de personnages du théâtre de marionnettes ? Qu’est–ce qui différencie le théâtre d’acteur du théâtre de marionnettiste (et j’insiste sur le suffixe) ?

Le théâtre de personnages

Le vocabulaire désigne communément le théâtre de marionnettes par le nom des personnages qui y sont présentés. « Théâtre de Polichinelle », ou tout simplement : « Guignol ». Du côté du théâtre, on ne parle pas du « théâtre d’ Harpagon », ou du « Figaro ». S’ils peuvent tenir boutique, les personnages du théâtre de marionnettes seraient-ils plus vivants que ceux du théâtre d’acteurs ?

L’acteur et le marionnettiste

On sait que l’acteur est double. Il est en même temps l’interprète et le personnage quel que soit le degré d’ambiguïté expressive nécessaire à l’interprétation de ses rôles. Le marionnettiste est à première vue absent, il ne reste de lui que le personnage qu’il montre. L’absence est assimilée à l’inexistence, surtout au théâtre.

Le théâtre de marionnettes

Dans le théâtre de marionnettes de ces cinquante dernières années, pour des raisons artistiques, sous les influences venues d’Asie, par l’obligation d’obvier à des conditions techniques difficiles de représentation, les marionnettistes se sont avancés sur le plateau. Cet « acte de présence » sous-entend la revendication d’une reconnaissance de leur métier.

Le métier de marionnettiste

La reconnaissance de l’art des marionnettistes par le public, puis par les tutelles, a impliqué une conscience et une pratique affinées de la profession. Les écoles et les stages sont autant de questionnements individuels et collectifs d’artistes. Devenu visible au côté des marionnettes qu’il anime, devenu acteur parfois dans cette même situation, le marionnettiste est un interprète de théâtre. L’est-il moins lorsqu’il choisit de rester invisible ?

Le métier d’acteur marionnettiste

Mais le marionnettiste est plus qu’un manipulateur. C’est un acteur qui saurait transposer son art ailleurs : dans un autre espace, avec d’autres formes, dans une autre sémantique dramatique. C’est un traducteur. Pourtant, il traduit la vie dans une langue inconnue. Une langue qu’il invente en répétition et qui se révèle au fur et à mesure de la représentation.

Les songes

La vie que le marionnettiste montre n’est pas seulement anthropomorphique. Choses et objets sont équivalents à l’être. En retrait, le marionnettiste maîtrise les raccourcis du rêve, ses métaphores et… son interprétation. Mais ce songe est fugace. Le public – animiste lui-même – peut se réveiller à tout moment. Art de l’obscur et de la nuit, le théâtre du marionnettiste distille un sommeil réparateur. Le spectateur devrait en sortir l’esprit clarifié, comme au matin.

Sisyphe

Il faut beaucoup du talent du jongleur, de son sens de la gravité et de la chute ; il faut beaucoup du talent du mime pour s’appuyer sur des points fixes imaginaires et dessiner les efforts du monde ; il faut beaucoup de la joie truculente du comédien masqué ; tout cela d’abord, pour avoir le plaisir d’être marionnettiste – un « Sisyphe heureux ».

Astronomie

Acteurs et marionnettistes subissent la loi du rapprochement et de l’éloignement. Si tout s’approchait, tout imploserait. Si tout s’éloignait, tout éclaterait. Les choses comme les êtres tendent à s’attirer, puis, trop proches, à se repousser. Entre les acteurs et les marionnettistes il y a cette branche-jouet qui devient tantôt un accessoire tantôt une marionnette, comme un témoin de l’existence fictive des personnages qu’ils habitent chacun à leur manière.

Le physique du personnage

L’âge et le physique d’un acteur conditionnent souvent son emploi, par conséquent ses rôles et les personnages qu’il interprète. Le marionnettiste, lui, est directement confronté à la composition des personnages. Il peut endosser a priori tous les rôles. Y compris ceux des objets et des choses, animés ou non.

L’emploi

Stanislavski a brisé la notion d’emploi. Au profit de celle d’un acteur créateur impliqué dans l’élaboration d’une oeuvre cohérente. Le marionnettiste est le créateur d’un monde-personnage. L’image symbolique en est le castelet. À l’intérieur, les personnages que le marionnettiste anime transfigurent le réel. Le naturalisme est impossible.

La formation du marionnettiste

La Formation de l’acteur, qui est la méthode qu’élabore Stanislavski afin que l’acteur possède les outils pour créer, n’a pas son pareil en marionnette. La méthode de création est peut-être tout simplement la même pour le marionnettiste. De nombreux termes usités sont empruntés par les marionnettistes dans le même sens, et ils sont révélateurs de la proximité de ces deux métiers : objectif, action, sens du vrai, tempo-rythme, construction physique du personnage…

L’expérience de l’acteur est profitable au marionnettiste

Quelle seraient la résultante de l’application de la méthode Stanislavski à une marionnette, en considérant cette marionnette comme un acteur ? Deux mondes se côtoient, forts de leurs différences, prêts à inventer un nouveau théâtre. Acteurs et marionnettistes souriant de se voir dans des miroirs déformants.

Le vécu et la distance

Sergueï Obrazov a suivi les cours du Studio de Stanislavski. Il raconte, dans ses Mémoires, qu’il ne ressentait strictement rien en jouant, malgré sa bonne volonté, malgré les injonctions de ses maîtres à puiser dans son intériorité. C’est en manipulant au bout d’une tige un fantôme dans L’Oiseau bleu, de Maeterlinck, qu’il a subitement découvert le bien–fondé de la méthode. Cet acteur est devenu l’un des plus grands marionnettistes au monde.

Préhistoire de la marionnette

Si l’homme n’avait pas inventé l’outil, mais l’arme ; si c’était l’arme qui avait donné la pensée à l’homme ? Il aura peut-être suffi qu’il ramasse une branche à tournure humaine pour que l’homme, en un éclair d’humour, se voie dans la forme du bois. La marionnette est le contraire d’une arme. Elle met l’homme au monde parmi les choses du monde.

Pierre Blaise

Marionnettiste, directeur de la compagnie Théâtre sans toit, président de THEMAA