Parutions

Fondamentaux de la manipulation

CARNET DE LA MARIONNETTE
Sous la direction d’Evelyne Lecucq
Édition 2003 Themaa / Éditions théâtrales
Les fondamentaux de la manipulation: Convergences

L’Annoncier (disant en utilisant parallèlement la langue des signes) :
Le théâtre
C’est une porte
Le théâtre de marionnettes
C’est une fenêtre.
Une fenêtre sans carreaux.
Ce qui est à l’endroit
Vaut
Ce qui est à l’envers.
Le théâtre est en bas.
Le théâtre de marionnettes est en haut.
La moitié du monde est cachée
Quand le soleil a tourné.
Et la lune n’est claire que d’un côté.
Le théâtre c’est une porte entrebâillée
On entre en toquant trois petits coups…
Mais regarde
Par la fenêtre
Trois petits tours :
C’est
Le théâtre
De marionnettes…

Préambule

Le théâtre de marionnettes est un art apprécié tant il propose aujourd’hui de (re)découvertes. C’est aussi un outil pédagogique et didactique. Les artistes dans la diversité de leurs pratiques, les enseignants, les acteurs de la sphère socioculturelle, les amateurs et les publics sont amenés à connaître, maîtriser ou échanger des notions spécifiques.
Pour s’orienter, il semble aujourd’hui opportun de tenter une récapitulation de ces notions.

Trois influences

Le théâtre de marionnettes est à la croisée de trois immenses paysages :
– Les arts de la scène ;
– Les arts plastiques ;
– L’art de voir.
Les champs de connaissance que chacun recouvre sont constitutifs du théâtre de marionnettes. Cela se conçoit aisément pour les « arts de la scène » (il faut jouer avec les marionnettes) et pour les « arts plastiques » (il faut construire les marionnettes). « L’art de voir » mérite précision. L’influence imaginaire active du spectateur contribue pour une part exceptionnelle à l’animation. Cette « lecture » instinctive peut être avertie et se déployer dans une analyse esthétique à l’égal de celle pratiquée à partir des autres arts.
Les « arts de la scène », les « arts plastiques » et « l’art de voir » agissent ensemble.
Pour qu’il y ait « spectacle de marionnettes », il est impossible d’en soustraire un seul.

Le charme

La convergence et la corrélation de ces trois pôles sont suscitées par un effet puissant de charme, premier « matériau » du théâtre de marionnettes, « matériau » indépendant du savoir-faire ou du métier de marionnettiste.
Le premier venu peut prêter vie à des objets (chacun l’a fait avec un tire-bouchon pour le divertissement d’une assemblée conviviale) avec succès. Cette expérience peut aussi se réaliser avec une marionnette élaborée, qui se trouvera animée tant par la maladresse innocente du marionnettiste improvisé que par la bonne disposition des spectateurs à ce jeu. Le phénomène est psychique ou imaginaire, c’est une illusion consentie ou un « truc » plaisant, peu importe, il faut admettre ce charme initial, bien que ce soit à partir de lui que se maintiennent parfois les malentendus les plus communs : la marionnette ne serait qu’une distraction futile, enfantine, naïve, à la portée de tous.
Cependant, dès qu’il s’agit de prolonger l’expérience, en la répétant ou en imprimant la volonté d’une action plus déterminée à l’objet manipulé, ce charme si spontané s’estompe avant de disparaître. Il est même très délicat de le renouveler, de retrouver « la vie » et de l’insuffler dans un scénario choisi. C’est à cette étape, juste après l’enchantement dû au charme, que se situent les savoirs conscients sur la marionnette. L’intérêt que nous portons à la formulation de ces « fondamentaux » en est un aspect. Ce sont les éléments indissociables d’un « théâtre d’art » de marionnettistes.

Le marionnettiste

Le terme de « théâtre de marionnettes » n’existe que pour celui qui se paye d’illusions. Malgré l’acception commune admise, c’est bien d’un « théâtre de marionnettistes » dont il est question. Sans le marionnettiste, il peut exister des musées de marionnettes, des textes ou des institutions, mais pas de spectacle de marionnettes. Comment tiendraientelles en scène ? Comme Grotowski trouvait l’essentiel du théâtre en l’acteur , le marionnettiste, qu’il soit visible ou non, est le « paramètre » incontournable du spectacle de marionnettes. Le castelet – quelle que soit son apparence – nous paraît être le signe référent de la différence entre le marionnettiste et l’acteur. Ainsi, partant du marionnettiste plutôt que de l’instrument « marionnette », nous visiterons tour à tour :
– Les positions qu’il occupe dans l’espace ;
– Les systèmes scénographiques dans lesquels il joue ;
– Les technologies qu’il utilise.
– Enfin nous dirons un mot de la manipulation.

Les cinq positions du marionnettiste

Nous observons cinq positions du manipulateur par rapport à sa marionnette. Ces cinq positions – cinq comme les doigts de la main – seraient les consonnes d’un alphabet imaginaire dont les voyelles seraient les types majeurs de marionnettes (gaines et tiges, fils et tringles, projections optiques, etc.). Cette analogie indique seulement que ces positions ne s’excluent pas l’une l’autre. Leur association, en cheville avec des techniques de manipulations différentes, mène à une palette d’expression infinie.
Par rapport à sa marionnette, le manipulateur est donc :
1. Dessous ;
2. Dessus ;
3. À niveau (comme le Bunraku) ;
4. Dedans (masque recouvrant entièrement le manipulateur) ;
5. Loin (marionnette télécommandée, effets d’optique « spectres et ectoplasmes »).
Ces cinq positions impliquent pour le marionnettiste un exercice très particulier qui est celui de maîtriser deux espaces contigus en simultanéité : un espace « réel » qui est celui d’où se pratique la manipulation, et un espace «virtuel » qui est celui où sont présentées les marionnettes et leurs actions. Le premier est un espace souvent contraignant, le second est un espace idéal, libre où tout semble possible. Cette scénographie originale par rapport au théâtre s’est condensée dans la notion de «castelet ».

Le système scénographique

Le castelet traditionnel sépare physiquement et symboliquement ces deux espaces, le réel et le virtuel. Il enveloppe et révèle, en la mettant en valeur, la représentation. Le castelet se rapproche aussi, par l’emboîtement de l’acteur et des personnages qu’il met en scène, de certains aspects de la « mise en abîme théâtrale ». Mais le castelet ne se réduit pas à ces finalités. Pas plus qu’il ne sert seulement à occulter le manipulateur pour laisser croire à la véracité de ce qu’il montre.

La manipulation « à vue »

Les scénographies actuelles font un appel récurrent à la manipulation à vue. Qu’elle soit inspirée par le théâtre japonais ou par les nécessités économiques et techniques des tournées de la scène occidentale, la manipulation à vue ne gomme pas la réalité des deux espaces du manipulateur. Si un Bunraku plonge et nage dans une rivière, les manipulateurs ne sont pas mouillés pour autant ni n’ont besoin de faire mine de l’être ! Ce n’est pas parce qu’il n’est pas formellement édifié que le castelet n’existe pas. Il demeure la marge imaginaire où oscille le talent d’ubiquité du marionnettiste, et par conséquent du regard que le spectateur porte sur son art. C’est l’indubitable atout d’un charme supplémentaire : un paysage invisible mais magnétique, fascinant par les signes que sont les objets mis en scène par les marionnettistes.

L’échelle et la proportion

Si paradoxalement un « castelet invisible » existe malgré son absence de concrétisation, le choix d’une scénographie en castelet n’est pas non plus à considérer comme une régression vers le passé. Ce choix détermine deux potentiels fondamentaux dans le théâtre des marionnettistes : « l’échelle » et « la proportion ».
Tant que le manipulateur n’apparaît pas aux yeux du public (quelle que soit la nature formelle du castelet : rideau, décor, paravent, lumière ou espace distant), la représentation a une « proportion » qui lui appartient pleinement. Une proportion en propre. L’oeil du spectateur s’habitue aux codes de la représentation aussi intrinsèques que ceux d’une peinture. Mais si, soudainement, une main, le visage ou le corps entier du marionnettiste font intrusion dans la représentation, le spectacle se situe immédiatement dans un rapport « d’échelle ». L’homme en redevient la mesure. D’un côté une proposition excentrique, de l’autre une proposition anthropocentrique. D’un côté le terrain de jeu familier de la marionnette, de l’autre celui du théâtre.

Un troisième espace

Enfin, il faut mentionner un troisième espace qui est celui du public et qui dessine avec les deux espaces précédents des relations complexes. Que l’on pense à la détermination des angles de vue ou à l’implantation de la lumière ou à la configuration architecturale des salles de spectacle, mais aussi, en période de répétition, à l’échange entre « l’oeil extérieur » et les acteurs, et entre les acteurs eux-mêmes qui se côtoient parfois sur scène sans pouvoir se voir. Cette complexité même fragilise la scénographie des spectacles de marionnettes, elle les rend plus périlleux en termes de réalisation et d’accueil que ne l’est le théâtre.

Les marionnettes

Comme pour le castelet dans certains cas, l’instrument « marionnette » n’est pas formellement nécessaire au marionnettiste. « L’ombromanie » n’a besoin que d’une lueur pour s’exercer, le théâtre d’objets, d’un goût pour la collection, le théâtre des choses,
d’une passion du ramassage en cours de promenade… Bien que non manufacturées, ces formes n’en deviendront pas moins que les burattinis ou les wayangs des objets
transitionnels, des « partie[s] pour le tout », opérant leur métamorphose sous les feux de la rampe. De même la configuration « classique » qu’aurait une marionnette à gaine
chinoise ou une marionnette à tringle de Picardie ne doit pas être moins considérée qu’un savant assemblage hétéroclite contemporain articulé. Ce n’est pas parce que la guitare
est un instrument classique qu’on ne peut jouer sur ses cordes de la musique contemporaine.
Si une marionnette a de la valeur par rapport à ses possibilités dramatiques, la gamme des numéros à laquelle le marionnettiste peut prétendre s’étendra entre deux constantes :
1. On remarquera qu’une marionnette plutôt figurative se piquera de comportements
surnaturels (un personnage jonglera avec sa propre tête) ;
2. Et qu’inversement une marionnette plutôt « abstraite » explicitera le trivial de façon curieusement attrayante (un chiffon s’habillera pour sortir).

Construire

Si les matériaux et leurs qualités, leurs tailles, leurs couleurs sont innombrables et parfois joyeusement inattendus, on doit néanmoins s’appuyer sur des observations caractéristiques simplificatrices pour s’orienter :
Il y a trois formes type :
1. La forme plane (théâtre de papier ou ombres) ;
2. La forme en volume (marottes) ;
3. La projection (cinéma, vidéo, « ectoplasmes »).

À ces formes, le constructeur doit associer :

  1. L’esthétique déterminée ;
  2. L’articulation (la marionnette bouge expressivement) ;
  3. Le contrôle (système de manipulation faisant la jonction avec l’acteur).
    Le plasticien en marionnettes se distingue du plasticien dans la mesure où il doit compléter son expérience par la conscience de l’animation et ce, dans les contraintes scéniques. Il devra posséder la connaissance des systèmes relais de manipulation (fils, gants, rotules, tiges, leviers, claviers, poulies, tringles, etc.).

Je propose de rassembler ces systèmes en deux grandes familles :

  1. La manipulation directe :
    à gant (avec la main)
    avec les autres parties du corps ou le corps entier.

  2. La manipulation indirecte
    rigide (tiges et tringles)
    souple (fils, élastiques)
    distante (ondes, signaux optiques).

S’il cumule les fonctions de scénographe-décorateur, le plasticien devra penser au confort de l’interprète dans la régie des deux espaces scéniques contigus.

La conjonction des cinq positions du manipulateur avec les considérations plastiques (types de marionnettes, matériaux, formes, articulations et contrôles) est une combinatoire sans limite. Il suffit d’admettre par exemple qu’une marionnette à gaine peut très bien être manipulée de derrière – à niveau – ou être temporairement agrémentée d’une tige, ou manipulée avec l’assistance de plusieurs opérateurs. L’essentiel est d’être, dans ces choix, en accord judicieux avec la dramaturgie proposée. Ces choix sont infinis, l’expérience montre toutefois que la maîtrise d’une technique éprouvée (un type « majeur » de marionnette) fonde solidement toute fantaisie créative débridée.

La manipulation

La manipulation vise à « donner la vie ». Mettons de côté la manipulation par indication, par suggestion ou détournement que l’on rencontre, par exemple, dans la prestidigitation. Alors que l’acteur incarne uniquement des personnages, le marionnettiste s’investit dans le mouvement des choses et des objets. Il les anime comme des sujets indépendants. Tout en dépassant l’intimité humaine, il doit observer et s’approprier tous les éléments du monde qu’il a choisi de représenter. Son regard en l’occurrence ressemble à celui d’un peintre. Le dessin scénique qu’il compose s’apparente à une écriture sans trace. Un signe avec la main. Mais ce signe est vif et précis comme celui d’un croquis. Si la marionnette ne copie pas la vie mais la restitue par équivalence, le marionnettiste est bien un interprète. Sa capacité de création est liée à la justesse de l’évocation qu’il propose.

L’interprétation

Les voies de l’acteur pour entrer en ces jeux de marionnettistes sont diverses et personnelles. Mais, là encore, c’est la pratique de l’équivalence qui paraît primer. Le « comme si » de Stanislavski, accompli par l’acteur (même si l’action concerne un arbre, un poisson ou un paysage), permet de ressentir, percevoir et décrire un niveau de réalité. Puis de réaliser sa « traduction » en langue « distancée », « marionnettique ».
Les règles de cette langue s’inventent au fur et à mesure qu’elle se parle. À la représentation, c’est de la clarté d’émission de ces règles que dépend la bonne réception du spectateur (qui devine à la fois le sens et les règles dans une même attention ludique). Un spectacle est ainsi l’invention partagée avec les spectateurs d’une langue dramatique. Le texte ou la dramaturgie, comme pour les acteurs du théâtre, sont des chemins d’accomplissement de l’oeuvre commune. L’action scénique a aussi ses verbes, ses sujets, ses compléments, ses qualificatifs, et surtout sa ponctuation.

La justesse du jeu

L’appréciation critique du jeu ne peut se contenter d’impressions instinctives. Créer avec des marionnettes, c’est dominer des formes et des mouvements en cohérence esthétique et dramatique. Un balisage arbitraire peut, là aussi, aider à se repérer pour que chaque acteur crée ses itinéraires personnels.

Des repères pour le jeu

Toujours dans un souci de simplification, en reprenant nos termes de positions du manipulateur, peut-on les appliquer au jeu ?
1. Jouer sous sa marionnette ;
2. Jouer sur sa marionnette ;
3. Jouer derrière sa marionnette ;
4. Jouer dans sa marionnette ;
5. Jouer à distance de sa marionnette.

Le jeu numéro quatre (jouer dans sa marionnette) correspondrait au point idéal autour duquel les autres façons seraient considérées comme des défauts. Pour « Jouer dans sa marionnette », il s’agirait de prêter vie, d’étonnante façon, à quelque chose qui manifestement n’en a pas. André-Charles Gervais, dans sa grammaire de manipulation, écrit : « Le marionnettiste identifie sa poupée avec le personnage qu’il lui fait incarner […] Alors la marionnette prend une vie singulière, elle devient véritablement un être. »

Néanmoins, et en modifiant un peu l’approche et la terminologie de Gervais, considérons positivement les quatre autres façons de jouer, chacune pouvant être développée et travaillée comme un style de jeu à part entière, dans la limite de la nécessité dramatique. On prendra seulement garde à ce que ni la préciosité ni le manque de savoir-faire n’en deviennent le prétexte.

  1. Jouer sous sa marionnette : l’énergie de la marionnette (son image, son mouvement) semblent mettre l’acteur « à la traîne ». Cette forme se voit par exemple dans le jeu bien connu ou la marionnette tente de s’échapper de l’emprise de son manipulateur ou fait mine de devenir indépendante.

  2. Jouer sur sa marionnette : l’énergie de l’acteur domine cette fois. La marionnette est un artifice, un indicateur pour nous montrer l’acteur ou le personnage. Cette forme se rencontre souvent dans le théâtre de table ou de papier où les figures sont au service du talent du bonimenteur.

  3. Jouer derrière sa marionnette : c’est un jeu équilibré où ni la marionnette ni l’acteur ne prennent le dessus. Ils sont ensemble dans une expression de vie parallèle. Ou bien, l’expression passe rapidement de l’un à l’autre. Ou bien encore, leurs expressions se complètent (la mobilité des traits du visage de l’acteur indique les émotions du visage impassible de la marionnette). Cette forme se rencontre dans les réalisations dites « masque sur la main », de « Bunrakus manipulés à vue », de mannequins empoignés, etc.

  4. Jouer loin, « à distance » : c’est la pratique de la dissociation des éléments à manipuler, par exemple dans les formes de choeurs joués (un manipulateur anime la marionnette, et un autre la parle. Une marionnette est manipulée par plusieurs manipulateurs. Une marionnette passe de main en main, etc.). Il faut pour le manipulateur suivre l’évolution du personnage en le saisissant par fragments dans le temps ou dans sa configuration plastique.
    Chacune de ces cinq façons de jouer peut se superposer, se croiser ou s’associer à l’une ou l’autre de nos cinq positions du manipulateur, et par conséquent à tous les types de marionnettes.

Une approche parmi d’autres

En conclusion on trouvera dans ces notes, sans nul doute, une façon simpliste d’aborder un art insaisissable et peut-être indescriptible. Pourtant, cela dessine une des possibles règle du jeu. Et pour commencer à jouer, une règle du jeu doit être simple. Enfin il s’agit bien d’un jeu. De temps en temps d’un art. Mais cette notion n’échappe-t-elle pas bien souvent aux artistes eux-mêmes dans leur pratique ? Les fondamentaux de la marionnette ne seraient qu’un point de départ, peut-être illusoire, pour saisir la complexité et l’extraordinaire variété d’un théâtre qui justement se joue des règles, des formes, des conventions, et des certitudes. Tant que nous n’aurons pas vraiment formulé ce qu’est le théâtre de marionnettes, nous continuerons à en faire. Donc à en voir. N’est-ce pas mieux ?

Pierre Blaise

Pierre Blaise est comédien, marionnettiste, metteur en scène et auteur.
Il dirige le Théâtre sans Toit et enseigne à l’École supérieure nationale des arts de la marionnette (ESNAM).